Après la première expérience qui fut la phase de découverte, ma deuxième expérience de création était la création de la pièce « 1980 », au mois de Mai 1980. Malheureusement cette année fut l’année du décès de Rolf Borzik qui avait longtemps lutté contre un méchant cancer. Cette pièce lui était en fait dédiée. Cela ne fut pas officiel et le public n’en était pas informé, mais les choses que Pina nous avait racontées nous permettaient de retrouver dans tous les détails de la pièces des éléments de la vie de Rolf et de ce que Pina et lui avaient vécu ensembles. Lors de la phase de mise en place, j’ai vécu une petite période de remise en question vis á vis de cette méthode de mettre en scène que je vivais pour la deuxième fois. Je me souviens m’être senti envahi par un doute et avoir un court moment pensé que cette manière de «cuisiner» n’était pas sans reproche… Mais je me souviens surtout de ce que j’ai ressenti après la première répétition générale qui était donc la première fois que nous jouions la pièce du début á la fin. En fait cela m’est advenu pendant le filage. Alors que j’étais sur scène je me suis senti envahi par une sensation que encore maintenant je ne peux que noter, une « prise de conscience inconsciente ». C’est comme si d’un coup je prenais conscience de la profonde unité de cette mise en scène que j’étais á laquelle j’étais en train de prendre part. Á la différence du théâtre de prose où il est difficile de prendre un rôle sans avoir compris de quoi traite la pièce et qui est ce personnage que l’on est en train d’incarner, la danse et aussi la danse-théâtre autorisent de réaliser ce que l’on a á faire sur scène sans avoir une conscience intellectuelle de ce que traite la pièce. Quoiqu’il en soit, je pris conscience du génie de Pina et mon respect pour elle en devint plus mature. Il ne s’agissait en rien de « petite cuisine », mais d’une sensibilité et d’une intuition artistique hors du commun. « 1980 » était un nouveau chef-d’œuvre de Pina. Une pièce de trois heures qui bien quelle traite de sentiments, de vécus personnels et intimes, parvenait á toucher profondément la plus grande partie des spectateurs sans que ceux-ci ne soient conscients de en quoi ils pouvaient se reconnaître dans cet hommage á une personne qu’ils ne connaissaient pas ……. Après tant d’années de vécu avec la compagnie et dans le travail de Pina, je ne pense pas me tromper en disant que chaque pièce du répertoire de Pina est comme un moment qui entraîne les spectateurs dans un rêve qui touche chacun personnellement et intimement sans que, sur le moment, il ne soit capable de comprendre pourquoi. Le déroulement de la pièce ne suit pas de script identifiable ou logique selon ce á quoi nous sommes habitués, et c’est, je pense, ce qui déroute et fâche certaines personnes qui ne trouvent pas les repères auxquels ils sont accoutumés et ont du mal á le supporter. Comme en plus Pina est présentée en tant que chorégraphe, ce qu’elle est bien sûr, le fait que certaines de ses pièces ne contiennent que peu ou pas du tout de scènes de « danse » dans le sens commun du terme, la déroute et le manque de repère se transforment en un sentiment de tromperie qui explique les tomates et autres légumineuses que nous avons pu, rarement tout de même, récupérer sur scènes pendant les applaudissements. Sans parler des injures et cris indignés que Pina a dû parfois entendre. ……… Mais je ne parle ici que d’une petite minorité qui a de temps en temps fait beaucoup de bruit. Le succès enthousiaste que nous avons si souvent rencontré, et que la compagnie continue de rencontrer depuis quarante années dans la plupart des scènes du monde entier est la preuve qu’il ne s’agit pas de « petite cuisine chorégraphique á la sauce moderne », ou de tromperie artistique méprisable. |